« C’est la terrible tromperie de l’amour qu’il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous possèderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, peut avoir faite aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler ».

Marcel Proust, Le côté de Guermantes

Le texte de Melanie Klein dont nous nous proposons d’opérer la synthèse critique est extrait du volume Envy and Gratitude and Other Works, 1946-1963 paru en langue anglaise en 1975 chez Hogarth Press, puis repris en 1997 chez Vintage. Ces célèbres Notes sur quelques mécanismes schizoïdes (1) * ont fait l’objet d’une traduction en français, en 1966, aux Presses Universitaires de France, dans le volume collectif paru sous le titre Développements de la Psychanalyse. Elles sont le fruit d’une communication que son auteur a donnée devant la Société Britannique de Psychanalyse le 4 décembre 1946. Melanie Klein doit à Paula Heimann la préparation de ces notes et de l’élaboration conceptuelle de cette conférence. C’est ici la première fois que Melanie Klein élabore ses hypothèses majeures sur la position « schizo-paranoïde » au regard de la position « dépressive » et les angoisses qui les sous-tendent. On y repèrera également la première 1 formulation approfondie du mécanisme d’identification projective, d’abord aperçue en 1930, et qu’elle illustrera vingt-cinq ans plus tard à travers sa lecture du roman Si j’étais vous de Julien Green dans son article À propos de l’identification.

(* Nous donnerons, lorsque nous avons eu accès au texte original, les références à la traduction française entre parenthèses et celles au texte original entre crochets. Par exemple, l’indication dans le corps du texte de (1, 275 [2]) renverra au texte mentionné dans les notes bibliographiques (1. Melanie Klein, Notes…), accompagnée de la page traduite à laquelle nous renvoyons (p. 275) et celle correspondant au texte original (p. 2).)

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Au sein du corpus aussi dense que varié quant à leur objet des écrits et conférences de Melanie Klein, notre choix s’est porté précisément sur ce texte pour plusieurs raisons. La première est que, sans doute plus que d’autres textes postérieurs, il fait retour ou révèle singulièrement les mécanismes de défense du premier moi de l’enfant dont le but est la déviation par celui-ci, pour se protéger, des angoisses persécutive et dépressive. Il témoigne par ailleurs de la prégnance des relations d’objets dès les premiers mois de la vie du nourrisson.

Une autre raison tient en ceci que l’élaboration kleinienne des positions « schizo-paranoïde » et « dépressive » et des mécanismes archaïques de défense à partir de l’analyse des matériaux observables dans la cure des enfants donne un éclaircissement majeur sur l’étiologie et la mise en place des défenses tardives et donne à l’adulte la possibilité d’un travail en profondeur et l’accès, par les voies de l’inconscient, à la guérison. De la psychanalyse des enfants à celle des adultes, des premières relations d’objet à la perception, à la relation et aux choix d’objets de l’adulte, du transfert infantile aux situations et phénomènes ultérieures de transfert, du sevrage et de la frustration ressentis réellement et vécus fantasmatiquement par le nourrisson aux deuils réels comme symboliques de la maturité, il n’y a, pourrait-on dire, qu’un pas ; point de ruptures donc, ou de saut, mais continuité dans les enchaînements et concaténation des processus.

Comme nous le verrons, ce texte marque ainsi les fondements dans lesquels les discussions spécifiques développées dans les textes de 1950 à 1952 s’enracinent. Qu’il nous soit permis de souligner également, qu’ici comme ailleurs, l’appareil conceptuel kleinien – dans ses développements rigoureux comme dans son inventivité géniale – brisant les frontières établies des organisations psychopathologiques en « sauvant les phénomènes » (P. Duhem), traquant sans détours les origines du mal et de la souffrance dans le cœur du sujet, donne une lumière sans pareille sur la Psyché humaine et offre au psychanalyste l’un des fils conducteurs les plus riches de son savoir, des finalités et du cadre psychanalytiques.

L’un d’eux, pas le seul. Car à côté de l’apport majeur de la pensée kleinienne concernant l’étiologie des angoisses et de la souffrance psychique et la théorie des relations d’objets au cœur de la vie émotionnelle, l’autre fil tendu vers une ouverture, cette fois-ci davantage libérée des présupposés théoriques du fondateur de la psychanalyse, se trouve sans aucun doute dans les développements de son contemporain, le psychanalyste écossais W. R. D. Fairbairn, au sujet des fonctions et du développement du moi dans sa relation aux objets. Ainsi nous semble-t-il nécessaire de confronter ce texte de 1946 à ceux de Fairbairn qui le précèdent : Les Facteurs schizoïdes dans la personnalité (1940) (2) et Une Psychopathologie révisée des Psychoses et des Psychonévroses (1941) (3).

 

 

Synthèse des Notes sur quelques mécanismes schizoïdes (1946)

 

Ce texte traite des angoisses précoces et des premiers mécanismes schizoïdes et paranoïdes. Les hypothèses avancées ici sont issues, nous dit Melanie Klein, des observations obtenues à travers l’analyse aussi bien d’enfants que d’adultes. Après avoir rappelé les principales conclusions auxquelles aboutissaient ses précédents travaux, notamment ses Contributions à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs (1934) (4)[2] – l’importance des angoisses précoces amenant le moi à mettre en œuvre des mécanismes de défense spécifiques, l’existence précoce des relations d’objet apparaissant à travers les processus d’introjection et de projection, le rôle primordial de la position dépressive dans le développement moïque de l’enfant avec l’introjection de l’objet total, les conséquences auxquelles aboutit l’échec de l’élaboration de la position « schizo-paranoïde » sur celle de la phase dépressive qui lui succède – Melanie Klein les situe dans l’orbe des développements opérés par W. D. R. Fairbairn desquels elle se distingue notamment quant à l’importance accordée par le psychanalyste écossais à l’introjection première du seul mauvais objet, son refus du concept freudien d’instincts primaires et sa méconnaissance du rôle crucial de la pulsion de mort et de sa manifestation en agressivité. Elle soutient alors l’idée selon laquelle l’une des fonctions premières du moi serait de « faire face »[3] (to deal with) à l’angoisse produite par l’action de la pulsion de mort agissant à l’intérieur de l’organisme. Cette « nécessité vitale » de composer avec l’angoisse conduirait le « moi » précoce à se forger des mécanismes de défense spécifiques, dont la projection de la pulsion destructrice vers l’extérieur par déflexion de la pulsion de mort, sur le sein rendu mauvais. De là résulterait l’hypothèse d’un clivage d’objet qui serait premier et pourrait donner lieu au clivage actif du moi lui-même. Melanie Klein avance plus loin la conviction selon laquelle au clivage de l’objet, interne et externe, en « bon » et « mauvais », « gratificateur » et « persécuteur », correspondrait un clivage du moi selon les mêmes différenciations.

Développant, parallèlement aux mécanismes de clivage, ceux de projection de l’agressivité et d’introjection du bon objet, l’auteur aborde la question des processus d’idéalisation contre la crainte de la persécution. En somme, le moi maintient séparés (au moyen du clivage, de la projection et de l’introjection) un objet idéalisé et un objet persécuteur par déni de la frustration (se voir persécuté pour ne pas accepter la frustration) et exacerbation du fantasme d’omnipotence du nourrisson (désir de gratification illimitée) : déni omnipotent du mauvais objet persécuteur (car frustrateur) et invocation (conjuring up) omnipotente de l’objet idéalisé. Un exemple s’y trouve dans la gratification hallucinatoire infantile. Ces processus sont fondés, nous dit Melanie Klein, « sur le double clivage, de l’objet et du moi »[4].

L’angoisse de persécution, sous l’effet de la pulsion de mort agissant à l’intérieur du soi et à laquelle le premier moi doit faire face, même s’il semble évident qu’elle active les défenses du nourrisson sur des éléments oraux, active d’autre part les processus anaux et urétraux, sous l’effet de la libido et des pulsions agressives. Les attaques contre la mère (le corps propre comme prolongement du sein) sont à la fois de nature sadique-orale (sucer, mordre, avaler, voler et vider les contenus « bons »), et dérivent d’autre part des pulsions anales et urétrales (expulsion des excréments, des contenus mauvais vers et dans la mère). Dans la position « schizo-paranoïde » en effet, le moi en vient à expulser les parties clivées de lui-même, les contenus mauvais et expériences intolérables hors de lui en les projetant dans des objets extérieurs, à l’intérieur de ces objets, dans l’intention de nuire et de faire du mal (pulsion agressive) et surtout de contrôler l’objet. Et « dans la mesure où la mère en vient à contenir les « mauvaises » parties du soi (bad parts of the self)[5], elle n’est pas ressentie comme un individu séparé, mais comme le mauvais soi (the badself) », ajoute Melanie Klein. « Une grande proportion de la haine contre les parties du soi (parts of the self) est alors dirigée contre la mère. Cela conduit à une forme particulière d’identification qui établit le prototype d’une relation d’objet agressive ». C’est à cette forme particulière d’identification – toute introjection impliquant un clivage d’objet et du moi et toute projection une identification – que Melanie Klein donne le nom d’ « identification projective » (Projective identification).

Les objets ainsi remplis des mauvaises parties agressives du soi deviennent alors des persécuteurs. Le moi clivé les ressent comme menaçants et la haine dirigées contre eux s’intensifie, phénomènes et processus que l’on retrouve dans les troubles psychotiques. Pour autant, dans le mécanisme d’identification projective, des parties « bonnes » du soi peuvent également être projetées sur les objets extérieurs auxquels le moi s’identifie. La projection puis l’introjection de ces parties « bonnes » contribue, si l’interaction entre projection et introjection est équilibrée, à l’intégration progressive du moi et à sa capacité à synthétiser les bons et mauvais aspects des objets avec lesquels il est en relation. Dans le cas où cette projection est trop forte, c’est-à-dire lorsque le moi tend à se vider de son contenu en perdant ainsi le « bon » qui lui assure de sa consistance et de sa force, l’objet bon projeté devient l’idéal du moi (la mère) auquel le moi s’identifie en tournant son amour vers ce qui le complète à titre de substitut de lui-même. Plus tard, « il peut en résulter aussi, nous dit Melanie Klein, une peur d’avoir perdu la capacité d’aimer, parce que le sujet sent qu’il aime son objet surtout en tant que substitut de lui-même ». Songeons ici à aux mots de Lacan prononcés dans le séminaire de 1964 portant sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse : « A persuader l’autre qu’il a ce qui peut nous compléter, nous nous assurons de pouvoir continuer à méconnaître précisément ce qui nous manque » (5, p. 121). Et inversement, pourrait-on ajouter : à persuader l’autre qu’on a ce qui peut le compléter, nous nous assurons de pouvoir continuer à méconnaître précisément ce qui nous manque, deux faces du même processus d’identification projective.La conjonction, simultanée ou non, des bonnes et mauvaises parties projetées puis identifiées (bonnes et mauvaises parties du soi), lorsque l’angoisse persécutive est trop forte, produit l’effet suivant : le moi se réfugie dans l’objet idéalisé introjecté (idéalisation de l’objet) ou se tourne vers la partie bonne de l’objet clivé ainsi idéalisé (qui devient l’idéal du moi). Le moi se sent alors ou bien asservi par son objet interne vis-à-vis duquel il se sent comme une « coquille vide » ou bien par son objet externe (idéal du moi) qui n’est ressenti que comme un substitut de lui-même. Dans tous les cas, les processus excessifs de clivage, de l’objet interne et du moi, apparaissent, et aboutissent au sentiment que le moi est morcelé et délité, ce qui, dans le cas des troubles schizophréniques, donnent lieu à la dépersonnalisation et à la dissociation. Précisément, le déséquilibre dans l’interaction entre l’introjection et la projection aboutit au clivage excessif du moi, ce qui aura un effet nocif sur les relations au monde interne comme externe, phénomène que l’on retrouve dans certains types de schizophrénie.

Par ailleurs, plusieurs traits spécifiques rendent manifestes les types de relations d’objet schizoïdes. Le clivage du moi et la projection excessive de la partie agressive aboutissent à la formation de persécuteurs externes. L’objet externe étant clivé, la culpabilité est à la fois défléchie sur les persécuteurs externes menaçant les bons objets et à la fois ressentie inconsciemment de la part du moi qui se sent responsable de l’édification des persécuteurs externes. Un autre type de relations proprement schizoïdes relève de la projection de l’idéal du moi sur une autre personne qui devient aimée dans la mesure où elle contient les « bonnes » parties du moi. Inversement, lorsqu’elle relève d’une projection des parties « mauvaises » du soi, l’objet est alors identifié à une partie du soi. Il s’agit alors dans les deux cas d’une relation d’objet de type narcissique. On trouve dans ce type d’identification résultant des processus projectifs archaïques une des racines de la névrose obsessionnelle dans la mesure où le sujet ne peut contrôler les parties projetées sur une personne qu’en contrôlant l’objet lui-même, soit la personne. La culpabilité excessive de l’obsessionnel engendre par ailleurs le désir excessif de réparation de l’objet. L’attachement compulsif aux bons objets projetés comme la distance et le retrait à l’égard des mauvais objets projetés (peur de l’intrusion et de la vengeance) se trouvent au cœur de ce type de relations d’objet. Les sentiments de solitude, la crainte de la perte et de l’abandon, trouvent ici leurs racines, dans la mesure où, nous dit Melanie Klein, « la projection des parties clivées du moi dans d’autres personnes influence essentiellement les relations d’objet, la vie émotionnelle et la personnalité comme un tout ».

Le développement du nourrisson est donc marqué, durant les trois ou quatre premiers mois par cette position « schizo-paranoïde » dont on a pu apercevoir les angoisses dont elle relève et les mécanismes spécifiques que le moi met en œuvre. Si cette position était particulièrement marquée par les processus de clivage de l’objet et du moi et de l’introjection-projection des objets et parties clivés, avec l’introjection progressive de l’objet total autour du quatrième mois, les angoisses du nourrisson vont en partie s’intensifier, de l’autre, contribuer à l’intégration progressive du moi dans la mesure où à la synthèse progressive de l’objet (de l’objet partiel à l’objet total) va répondre une meilleure synthèse du moi lui-même. La menace qui pèse sur le nourrisson et qui en administre l’angoisse est alors celle de la perte de l’objet. Le clivage des objets et du moi, propre à la phase précédente, permettait, nous l’avons vu, de tenir en partie à l’abri, car séparés, les bons objets gratifiants, internes et externes. Avec l’introjection de la mère comme objet total (et non plus seulement le sein), et sous l’action de la déviation de l’agressivité et des motions sadiques vers l’extérieur, l’angoisse de perte s’intensifie et la peur de perdre l’objet aimé s’accroît d’autant que l’agressivité le menace de disparition ou de destruction. Les angoisses et émotions, à ce stade du développement moïque, s’apparentent à celles rencontrées dans l’expérience du deuil et la culpabilité s’intensifie en même temps que le désir de faire réparation à l’objet ressenti comme perdu ou menacé de destruction. La seconde moitié de la première année marque ainsi une évolution majeure avec l’élaboration de la position que Melanie Klein nomme « dépressive ». Les angoisses de la position précédente, tout comme ses mécanismes spécifiques, ne sont pas levés pour autant du fait de l’introjection de l’objet total, mais sont vécus de manière répétée durant cette période d’intégration progressive. Toutefois, l’idéalisation des bons objets et l’intensité de l’angoisse des objets persécuteurs diminue. Dans le développement normal du nourrisson, la relation au monde extérieur et à sa réalité contribue à l’unification progressive de l’objet et du moi. Si, à l’inverse, des points de fixation s’établissent durant la période schizoïde, du fait d’une incapacité d’un moi trop faible de surmonter les angoisses persécutives, l’élaboration de la phase dépressive sera mise en échec. La régression aux premiers vécus et à l’angoisse de persécution, la désintégration du moi, ou encore le renforcement des états dépressifs, peuvent en résulter. L’interruption brusque du sevrage ou encore l’éloignement contraint de la mère (en cas d’hospitalisation, par exemple) peuvent conduire à ce type de régression aux points de fixation de la période schizo-paranoïde et entacher la vie future de l’adulte.

Les fluctuations entre ces deux positions font partie du développement normal de l’enfant. C’est pourquoi il n’est point de frontières étanches entre ces deux vécus, le passage de l’un à l’autre étant progressif et les deux positions bien souvent mélangées et en interaction. Cette interaction peut influencer le développement normal de l’enfant et donner lieu aussi bien à certaines formes de schizophrénie que de troubles maniaco-dépressifs. D’où l’hypothèse formulée par Melanie Klein selon laquelle le mélange, chez certains patients, de troubles schizophréniques et maniaco-dépressifs pourrait avoir sa cause dans cette connexion entre les points de fixation de la phase schizo-paranoïde et celles de la phase dépressive, que les deux groupes de troubles seraient en relation plus étroite et moins compartimentée qu’on avait pu le supposer jusqu’alors.

Avant de conclure son propos sur les angoisses et mécanismes schizoïdes, Melanie Klein donne quelques exemples casuistiques de manifestations de défenses et de résistances de type schizoïde apparaissant dans la cure analytique. Il appert des comportements des patients dont elle décrit les manifestations que les défenses schizoïdes prennent tour à tour la forme de puissants clivages, de la personne de l’analyste et de la relation du patient à celui-ci, du clivage non moins puissant du moi lui-même pour contenir les mauvaises parties persécutives du soi comme le retournement des pulsions destructrices contre soi et l’annihilation d’une partie de soi se manifestant par l’absence du vécu émotionnel, ou au contraire par les émotions vives des états dépressifs. Les progrès vers une plus grande synthèse du moi obtenus, au cours de l’analyse, apparaissent à travers la perlaboration des processus de clivage et l’interprétation de leurs causes. L’analyse du transfert, l’anamnèse et le réveil des angoisses conduisant au travail de régression vers les premiers mécanismes et expériences schizoïdes débouchent sur le renforcement ponctuel des états dépressifs et d’angoisses spécifiques. Mais, progressivement, ces interprétations permettent de produire chez le patient l’insight dont les effets sont l’évolution notable des relations d’objets, la réduction progressive des mécanismes schizoïdes et une progression vers des états émotionnels plus équilibrés.

L’importance des Notes de 1946 dans les développements de 1950 à 1952

Les Notes sur quelques mécanismes schizoïdes ont pour particularité de décrire de manière extrêmement précise et détaillée les angoisses précoces et les mécanismes répondant à la façon dont le nourrisson essaie de les surmonter. La découverte des fluctuations manifestes entre les positions « schizo-paranoïde » et « dépressive » interdit par ailleurs de penser l’alternance de ces deux positions comme celle de deux phases ou stades qui seraient séparés et dont la succession serait une ligne continue parallèle aux stades oraux et anaux[6]. Bien plutôt s’agit-il de penser, avec Melanie Klein, la connexion des deux positions comme une concaténation de vécus émotionnels et fantasmatiques et de réponses à ces vécus. Les réflexions issues des Contributions à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs en 1934, notamment celles qui concernent les troubles du paranoïaque (échec de l’identification à l’objet bon et réel ou incapacité à s’y maintenir), lequel subit « encore l’influence de son rapport antérieur à des objets intériorisés et aux fèces comme persécuteurs » (échec de l’élaboration de l’angoisse de persécution) et s’est retiré de la position dépressive néanmoins atteinte (4, 320-22 [270-72]), montrent à quel point les fluctuations entre les angoisses et mécanismes « schizo-paranoïdes » et « dépressives » ne permettent pas de dissocier les états de manière radicale. D’autre part, le texte de 1946 rappelle l’idée avancée en 1934 selon laquelle la position dépressive infantile est la position centrale du développement de l’enfant (avec l’introjection de l’objet total) et que le développement normal dépendra de l’élaboration de celle-ci. « Cette élaboration dépend à son tour de la modification subie par les mécanismes antérieurs (qui restent à l’œuvre chez les personnes normales), à la suite des changements intervenus dans les relations du moi à ses objets ; elle dépend en particulier du succès de l’action réciproque des positions et des mécanismes dépressifs, maniaques et obsessionnels » (4, 340 [289]), ce que montre assez clairement le chapitre de 1946 consacré aux relations d’objets schizoïdes.[7] Les mécanismes de fuite (vers le « bon » objet intériorisé dans les troubles psychotiques ou vers le « bon » objet extérieur dans les troubles névrotiques) décrits par Melanie Klein en 1934, révélateurs de l’échec dans l’élaboration de la position dépressive, sont repris en 1946 mais l’échec repose davantage sur les troubles dans l’interaction de la projection et de l’introjection, et non plus seulement de la seule introjection. Il nous apparaît alors que les développements au sujet des phénomènes observés dans la psychanalyse d’enfants de 1921 à 1945 (6) tendent à se conceptualiser et s’universaliser à partir de 1946. Or, c’est précisément à partir de cette période que Melanie Klein commence à utiliser explicitement les matériaux issus de la psychanalyse, non plus seulement d’enfants, mais d’adultes. Et si les théories kleiniennes sur le développement de l’enfant et la mise à jour des mécanismes archaïques de défense se précisent ou au contraire se généralisent tout au long des écrits de son auteur, la communication de 1946 donne l’impulsion à une théorisation psychanalytique ultérieure plus riche et inventive, mais aussi souvent plus abstraite. L’objet même des écrits et conférences ultérieurs en est modifié. Ainsi les textes de 1950 à 1952, notamment, sont-ils consacrés davantage à l’importance de ces mécanismes et angoisses précoces dans leurs rapports à la vie psychique de l’adulte et à la nécessité pour le patient adulte de perlaborer, au cours du processus analytique, le vécu de ses angoisses précoces et de ses réponses infantiles. « Pour comprendre l’Histoire, disait Nietzsche, il faut retrouver les vestiges vivants des époques historiques ». C’est mutatis mutandis ce que propose la psychanalyse kleinienne eu égard à la vie psychique actuelle de l’adulte et aux étapes vers sa guérison.

Ainsi les principaux apports des Notes sur quelques mécanismes schizoïdes vont-ils être mis à profit dans les textes postérieurs et permettre de dresser un pont entre passé et présent, développement infantile précoce et diagnostic différentiel chez l’adulte en souffrance. Dans le texte de 1950 consacré aux Critères de terminaison d’une psychanalyse (7), Melanie Klein va puiser principalement dans ses réflexions concernant le rapport entre les positions « schizo-paranoïde » et « dépressive » pour répondre à la question soulevée. De quoi s’agit-il ? Le problème se pose inévitablement à tout psychanalyste : sur quels critères faire reposer la décision de mettre un terme à une psychanalyse ? Telle est la question à partir de laquelle Melanie Klein développe différemment l’abord du problème par l’observation de ce que produit, chez le patient, l’interruption de la relation à l’analyste. En effet, les critères communément admis depuis Freud – vie sexuelle accomplie et établie, capacité d’aimer, de travailler, diversité des relations d’objet, en bref une certaine stabilité avérée du moi – ne disent pas suffisamment sur quelles observations cliniques vérifier la pertinence des résultats obtenus et susceptibles de « favoriser » la terminaison de l’analyse. Pour Melanie Klein, ces observations ne semblent avoir lieu que par l’entremise d’une perlaboration suffisante des conflits psychiques et angoisses infantiles du patient à partir de la mise à jour des mécanismes spécifiques de défense et de l’analyse des premières expériences de deuil, nécessairement réactivées en fin d’analyse[8].

Quelle est la nature des angoisses rencontrées au cours du développement de l’enfant et à partir desquels celui-ci se construit des défenses spécifiques et appropriées à l’intensité du conflit psychique ? Remontant à ses travaux antérieurs sur le développement précoce de l’enfant, Melanie Klein résume l’essentiel de ses observations dont elle tire les conclusions suivantes : de l’observation des deux formes d’angoisse précoce – l’angoisse persécutive donnant lieu à la « position paranoïde-schizoïde » et l’angoisse dépressive donnant lieu à la « position dépressive » – sont déduits deux types de dangers et la peur spécifique répondant à chacun d’eux. L’angoisse persécutive des premiers mois du nourrisson est ressentie à partir de sources externes (l’attaque infligée de la naissance) et internes (la pulsion de mort), soit à partir de dangers menaçant le moi (l’organisme) et auxquels répond la peur de l’anéantissement (peur de la mort). Cette attaque infligée de la naissance, ce « trauma de la naissance » (1946), constitue sans doute la toute première angoisse de séparation. « Je soutiens que l’angoisse surgit de l’action de la pulsion de mort à l’intérieur de l’organisme, qu’elle est sentie comme une peur de l’anéantissement (de la mort) et qu’elle prend la forme d’une peur de persécution » avançait-elle dans le texte de 1946 (1, 278 [4]). L’angoisse dépressive, qui lui succède quoiqu’elle lui soit enchevêtrée, est ressentie quant à elle à partir des dangers menaçant l’objet aimé, perte de l’objet externe (le sein maternel) et de l’objet introjecté (le bon sein) accentuée au moment du sevrage, et auxquels répond la peur, chez le nourrisson, de ses propres motions cannibaliques, sadiques, et agressives. D’où le sentiment de culpabilité qui se lie à l’angoisse dépressive, celle du mal fait à l’objet aimé, qui s’accompagne d’un désir de réparation dudit objet. Le sevrage, nous dit Melanie Klein, exacerbe cette position dépressive et peut être assimilé à un état de deuil.

Dans l’épreuve de la réalité en effet, celle du travail de deuil à effectuer qui, pour Melanie Klein, correspond, dans la toute petite enfance, à la tentative de surmonter le vécu de cette position dépressive, le deuil tient une place particulière dont l’auteur va ensuite tirer les enseignements pour déterminer ses propres critères de terminaison de l’analyse. Si chaque fois que, tout au long de l’enfance comme dans la vie d’adulte, un deuil est éprouvé, ces processus précoces sont réactivés, la réussite du travail de deuil passera non seulement par l’installation dans le moi de la personne défunte, mais également par la réinstallation des premiers objets aimés. Or, cette dernière ne peut se réaliser que si les angoisses persécutives et dépressives ont été conséquemment atténuées et modifiées. Ceci constitue la « précondition » du développement normal. Une note du texte de 1946[9] évoquait la « cohésion plus ou moins grande du moi au début de la vie postnatale » qui devait, selon Melanie Klein, être « considérée dans son rapport avec sa plus ou moins grande capacité à tolérer l’angoisse, ce qui […] est un facteur constitutionnel » (1, 278 [4]). La levée ou l’atténuation de l’angoisse rendue possible par l’analyse des expériences de deuil du nourrisson constituerait ainsi un élément essentiel autorisant une approche sensiblement différente des critères de terminaison de l’analyse, approche non exclusive des critères communément admis qui lui sont corrélés. La corrélation entre la cohésion du moi et l’atténuation de l’angoisse donne ainsi à l’angoisse elle-même et à son étiologie une importance notable quant aux critères de terminaison d’une analyse. Si, comme le dira Freud dans son texte de 1937 sur L’Analyse finie et l’analyse infinie, «  l’analyse doit instaurer les conditions psychologiques les plus favorables aux fonctions du moi » (10, 52 [389]), ces conditions vont dépendre, avec Melanie Klein, de la diminution des angoisses infantiles réveillées pendant et en fin d’analyse.

La perlaboration suffisante de la position dépressive infantile rendrait possible la « richesse de la vie fantasmatique » et la « capacité d’éprouver des émotions librement » deux critères d’une personnalité profonde et complète. On sait depuis le texte de 1946 qu’outre les mécanismes de clivage, d’idéalisation et de déni, l’étouffement des émotions est une autre manière de dévier l’angoisse (1, 275, [2]). Les traversées successives des émotions et des relations d’objet perlaborées, précondition du développement émotionnel, dépendent donc, quant à leur réussite ou leur échec, des défenses mises en œuvre. Ainsi en va-t-il des « défenses maniaques » mettant en échec la perlaboration et entraînant la répression des émotions et des fantasmes, contributrice du manque de profondeur du moi. Rappelons ce que disait Freud dans son texte de 1937 : « ce qui est décisif, c’est en effet que les mécanismes de défense contre les dangers d’autrefois font retour dans la cure en tant que résistances contre la guérison » (10, 40 [384]). C’est pourtant cette perlaboration profonde et suffisante des angoisses persécutive et dépressive qui rend le patient capable d’effectuer par lui-même le travail de deuil rendu nécessaire par la perte que constitue la fin de l’analyse, perte réactivant ses angoisses précoces. Ainsi Melanie Klein peut-elle conclure de son exposé que la perlaboration des positions décrites, par retour aux « stades » précoces du développement, rend possible le succès du travail de deuil effectué par le patient à l’égard de l’analyste, critère supplémentaire retenu par elle quant à la terminaison de la cure. On mesure alors toute l’importance des développements approfondis des mécanismes précoces décrits dans les Notes pour comprendre ce que recouvre cette capacité du patient à perlaborer. Cette capacité désormais réelle n’est rendue visible au psychanalyste qu’au moyen de l’analyse du transfert négatif tout autant que positif (à travers lesquels l’analyste apparaît comme figure idéalisée ou persécutrice), analyse transférentielle propre à vérifier la synthèse du moi réalisée à travers l’installation des bons objets dans le moi, indice d’une diminution notable du clivage des objets idéalisés et persécuteurs.

Au vu de cette conclusion, on ne s’étonnera donc pas que Melanie Klein consacre deux ans plus tard un texte aux Origines du transfert (11), lequel puise tout autant ses racines dans les Notes de 1946. Partant de la situation de transfert telle qu’elle fut décrite par Freud en 1905 qui insistait sur ces expériences psychologiques réactivées non pas en tant que provenant du passé mais en tant que s’appliquant à la personne de l’analyste ici et maintenant, Melanie Klein interroge ces manifestations de transfert au cours de l’analyse. Ces expériences passées, réactivées au cours de l’analyse favorisant retour et accès à celles-ci, par les voies de l’inconscient, le patient les transfère sur la personne du psychanalyste, c’est-à-dire en rejouant les mêmes mécanismes de défense au moyen desquels il se jouait jadis de ses conflits et angoisses précoces.

Quelle est la nature de ces conflits et angoisses agissant dès les premiers stades du développement du nourrisson qui sont réactivés au cours de l’analyse par la voie du transfert ? La première forme d’angoisse est de nature persécutive. La pulsion de mort agissant à l’intérieur de l’organisme est ressentie comme menaçante et suscite la peur de l’annihilation. C’est la cause première de l’angoisse persécutive laquelle est intensifiée par la frustration et l’hostilité externe ressenties comme une persécution par le nourrisson, angoisse qui donne lieu à la « position schizo-paranoïde ». La séparation par clivage de l’objet en « bon sein » gratificateur et « mauvais sein » persécuteur permet au premier moi du nourrisson de s’adapter à sa manière à ces nouvelles situations, compte tenu de son incapacité, à ce stade, d’effectuer la synthèse de l’objet comme du moi. L’idéalisation de l’objet bon le protège contre l’objet mauvais vécu comme objet persécuteur, comme l’affirmait déjà le texte 1946 (1, 280-81 [7]), elle est « le corollaire de la crainte de persécution ». Clivage, projection et introjection sont éminemment liés au cours des trois premiers mois de la vie infantile à la nécessité pour l’enfant de faire face à l’angoisse persécutive et amorcent ainsi les premières relations d’objets : à l’objet externe par la projection/déflexion de l’agressivité et de la libido sur le sein, à l’objet interne par l’introjection du sein dans ses aspects bons et mauvais. Ainsi Melanie Klein parvient-elle à formuler l’hypothèse d’un noyau du Surmoi constitué par le sein qui, introjecté, contribue à la formation du Surmoi du nourrisson[10].

Au fur et à mesure de l’adaptation progressive du nourrisson à son environnement, à travers la capacité croissante d’intégration et de synthèse du moi, bon et mauvais, amour et haine commencent à être intégrés, synthétisés. La porosité, si l’on peut dire, des objets clivés maintenus jusqu’alors comme séparés au moyen de l’idéalisation, du déni et de la toute-puissance du nourrisson, produit l’effet sur le moi d’une seconde angoisse : l’angoisse dépressive. Les pulsions agressives et sadiques du nourrisson tournées vers le mauvais sein menacent alors le bon sein progressivement ressenti comme identique mais non « équi-valent » au mauvais sein. Au second trimestre de la vie du nourrisson correspond son ressenti progressif de la mère comme une personne, comme objet total qu’il introjecte[11]. L’angoisse dépressive s’intensifie alors puisque sa haine met en péril son amour, ses motions agressives menacent l’objet aimé. L’essence même de cette « position dépressive » se trouve dans l’angoisse de la perte des objets aimés (internes et externes) et dans l’angoisse liée à la culpabilité pour le bébé de les avoir perdus parce qu’il pressent qu’il les a lui-même détruits.

La labilité progressive du moi dans ses relations d’objets, dans ses rapports fantasmatiques et émotionnels aux, objets va alors de pair avec la motilité de ses intérêts pour tel ou tel objet. Melanie Klein y voit l’amorce du complexe d’oedipe en ceci que les besoins du nourrisson se tournent vers de nouveaux objets (notamment le pénis), modifient ses représentations d’objets, amènent de nouveaux buts (poussée en avant de la libido) et cherchent des représentants externes de ses objets internes. Poursuivant alors avec Freud un dialogue sur les questions cruciales de l’établissement précoce des relations d’objets et de l’apparition de l’Idéal du moi (identifications précoces aux figures parentales comme résultat de l’introjection), Melanie Klein rend raison au père Sigmund contre sa fille Anna, en se révélant finalement comme l’épigone héritière du fondateur de la psychanalyse, forçant le corpus freudien a révélé les sources sur lesquelles étayer sa conclusion majeure : « les relations d’objet sont au centre de la vie émotionnelle ».

Cette conclusion invite alors notre auteur à aborder la question du transfert différemment, c’est-à-dire à travers les relations d’objet. C’était justement sur ce point que s’achevaient les considérations sur les mécanismes schizoïdes. Rappelons-en la formulation : « j’ai observé très souvent que des progrès dans la synthèse sont provoqués par l’interprétation des causes spécifiques du clivage[12]. Ces interprétations doivent traiter en détail la situation actuelle du transfert, en incluant naturellement la relation avec le passé, et doivent contenir une mention détaillée des situations d’angoisse qui amènent le moi à régresser aux mécanismes schizoïdes » (1, 296 [21]). Les Origines du transfert étendent ces interprétations à l’ensemble des processus infantiles, autrement dit, des relations d’objet précoces transférées : « je soutiens, dit Melanie Klein, que le transfert prend naissance dans les mêmes processus qui, dans les stades les plus précoces, déterminent les relations d’objet » (11, 20 [53]). C’est dire l’importance de l’analyse approfondie, au cours de la cure, des expériences précoces des relations d’objets, des « fluctuations » entre objets aimés et haïs, externes et internes, des interactions entre les rapports d’amour et de haine. Car ces fluctuations, ces interactions entre angoisses, fantasmes, émotions, entre amour et haine, se retrouvent dans la manière dont l’analyse se déploie, dans l’ « interconnexion » entre les transferts positifs et négatifs ; interconnexion qui est celle, au fond, des pulsions de vie et de mort d’où proviennent les rapports interactifs entre amour et haine. À quoi il est nécessaire d’adjoindre l’analyse les fluctuations précoces entre objets internes et externes, entre fantasme et expérience réelle, qui rend compte de la force et de l’intensité du transfert, des variétés d’objets et figures transférées sur l’analyste et du passage plus ou moins rapide des unes aux autres. Melanie Klein parle alors de « situations totales » de transfert, transferts multiples sur la personne de l’analyste tout autant que des transferts du patient sur son environnement extérieur, d’où peuvent être déduits les éléments inconscients du transfert. Cette idée d’une totalité dans le champ d’investigation analytique, recouvrant expériences les plus enfouies appartenant au passé jusqu’aux expériences les plus prégnantes appartenant au présent, ce que Melanie Klein nomme au fond « le transfert », renvoie à la possibilité inchoative chez le patient de faire se rencontrer en lui passé et présent, d’intégrer et de synthétiser le tout de sa vie mentale.

 

Une des thèses développées par Melanie Klein dans les Notes est que de l’élaboration par le nourrisson des positions persécutive et dépressive va dépendre le développement normal ou anormal du moi. « La question suivante, que nous invitera Freud à poser, sera de savoir si toute modification du moi – au sens où nous l’entendons – s’acquiert pendant les combats défensifs des tout premiers temps » (10, 42 [380]). Et Freud de rappeler aussitôt que « lorsque nous parlons d’ « héritage archaïque », nous ne pensons habituellement qu’au ça et nous semblons admettre qu’aucun moi n’est encore présent au début de la vie individuelle. Nous nous garderons toutefois d’oublier qu’à l’origine ça et moi sont un ». Melanie Klein semble se séparer ici de Freud en soutenant que le moi agit dès le commencement, et ceci, distinctement du ça, en déviant précisément l’agressivité provenant des instincts en réserve dans le ça. En 1946, elle évoquait cette nécessité vitale pour le moi de composer avec l’angoisse générée par la peur de l’annihilation sous l’effet de la pulsion de mort agissant à l’intérieur de l’organisme.

En 1952, dans son texte sur Les influences mutuelles dans le développement du moi et du ça, Melanie Klein va interroger les contributions des pulsions de vie et de mort en réserve dans le ça aux fonctions premières et fondamentales du moi. Rappelant l’hypothèse freudienne de diverses sortes de moi « originaires et innées » (10, 42 [380]), Melanie Klein insiste sur les activités du moi fonctionnant dès le commencement, activités spécifiques propres à dégager les contributions instinctuelles appartenant au ça et constitutives du moi. « La lutte entre les instincts de vie et de mort émane du ça et implique le moi » déclare Melanie Klein (14, 8 [57]). Et c’est précisément cette lutte entre la pulsion de mort, agissant dès le commencement et source de l’angoisse précoce face à la peur de l’annihilation, et la pulsion de vie (l’Eros), agissant comme poussée vers l’intégration et l’organisation, qui amène le moi à mettre en place des défenses propres, à travers notamment les processus de clivage, l’introjection et la projection. Cette idée selon laquelle sous l’effet de la pulsion de vie contre la pulsion de mort, le moi, dont la fonction première est de composer avec l’angoisse, met en place des défenses propres, permet, à notre avis, de mieux comprendre les réflexions menées dans le texte de 1946. En effet, ce dernier, s’il mettait en évidence le rôle joué par la pulsion de mort dans l’apparition de l’angoisse la plus archaïque, ne laissait que peut transparaître la présence fondamentale de la pulsion de vie dans l’élan amenant le moi à traiter précisément avec l’angoisse et à s’en protéger. Nous dirions alors qu’en aucun cas le moi n’administre l’angoisse et que celle-ci est générée au contraire par la lutte entre les pulsions de vie et de mort, source du premier conflit psychique et sans doute le plus fondamental.

L’activité fantasmatique, à la base des mécanismes d’introjection et de projection, est présente dès les premiers instants du nourrisson en tant qu’expression mentale des pulsions de vie et de mort. Elle donne lieu à l’établissement des relations d’objet comme fonctions primordiales du moi : la projection et l’introjection. La première relation d’objet est celle qui provient de l’agressivité liée à l’instinct de mort expulsée vers l’extérieur, à savoir le sein de la mère. Cet objet « partiel » est introjecté simultanément, c’est-à-dire qu’il est pris dans le soi. Par la suite et à mesure que l’objet total se développe (non plus le sein, mais la mère et le père en tant qu’objet total), le processus de clivage de l’objet total en « bon » et « mauvais » objets apparaît, issu de la lutte entre la pulsion de mort persécutive et la pulsion de vie, source de la persécution interne aussi bien que de la stabilité du moi[13]. L’angoisse persécutive puis l’angoisse dépressive (et la culpabilité résultant des motions destructrices et du désir de préserver le bon objet) agissent à leur manière sur le moi, testant sa capacité de résistance à l’angoisse, en en menaçant la stabilité tout en lui offrant à la fois les voies de la réparation et des sublimations.

Le monde interne des objets intériorisés résultant de l’activité fantasmatique est ainsi ressenti par le nourrisson comme ayant une vie propre, harmonieuse ou conflictuelle, selon qu’il apparaît sous la forme du bon objet protecteur ou du mauvais objet persécuteur. La relation du tout petit à son monde interne introjecté du dehors comme à son monde externe projeté influe ainsi de manière fondamentale sur le développement du moi. Ces objets intériorisés sont d’autre part au cœur du surmoi dont ils constituent le « noyau », lequel se développe tout au long des premières années de l’enfance jusqu’à atteindre sa complétude au stade oedipien, en vertu de la théorie freudienne selon laquelle « l’idéal du moi est l’héritier du complexe d’Œdipe » (13, 279 [303]). Ainsi les trois « régions de l’esprit » de la deuxième topique freudienne – ça, moi et surmoi – interagissent dès les commencements et leurs interactions et influences mutuelles interdisent, selon Melanie Klein, une prise en compte des influences mutuelles du moi et du ça de manière exclusive et isolée.

L’alternance des poussées instinctuelles de vie et de mort et leur lutte permanente régissent la vie psychique et ses processus inconscients, dont la mise en évidence des relations d’objets internes et externes offre une représentation majeure. La vue ici esquissée des processus inconscients précoces, nonobstant les structures psychiques développées par Freud qui s’en trouvent de fait largement subsumées sous la profondeur et l’étendue desdits processus, pointe en direction d’un réexamen de la constitution du surmoi dans ses liens au développement moïque, tout autant qu’un approfondissement des influences mutuelles des trois régions de l’esprit.

Klein contra Fairbairn

(* N’ayant pas eu accès au texte original et le numéro de 1974 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse étant aujourd’hui indisponible, nous donnons entre parenthèses la pagination se référant à la traduction de P. Lecointe des Facteurs schizoïdes de la personnalité de Fairbairn, et  entre crochets, celle de B. Bost. Ceci permettra au lecteur de se reporter à l’édition à laquelle il a accès.)

 

 Dans les Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, Melanie Klein situe d’emblée ses propres hypothèses par rapport aux théories exposées au début des années 40 par son homologue écossais W. Ronald D. Fairbairn. Né en 1889 (sept ans après Melanie Klein) à Edimbourg, en Écosse, Fairbairn étudie tout d’abord la philosophie avant d’entreprendre des études de médecine et une carrière de psychiatre. En 1931, il devient membre associé de la Société Britannique de Psychanalyse, puis Full member en 1939. La guerre l’éloigne alors de Londres et des grandes controverses à la Société Britannique (1942-1945) mais il reste informé des activités de celle-ci par des comptes-rendus réguliers auxquels il répond par des lettres[14].

On pourrait le dire, tout d’abord, proche des idées développées par Melanie Klein et inversement : chacun reconnaît à l’autre certaines de ses découvertes majeures. En raison de son apparition au moment le plus archaïque de l’histoire de l’enfant, tous deux étendent le concept de « schizoïde » à un phénomène plus large que celui auquel on tentait de le réduire avant eux. Des traits schizoïdes, même légers, apparaissent inévitablement chez tout sujet en raison de cette position première par laquelle le nourrisson doit passer et dont il conserve inévitablement les traces. Nous verrons dans quelle mesure. De son côté, Melanie Klein s’accorde à reconnaître avec Fairbairn que « le groupe des troubles schizoïdes ou schizophréniques est beaucoup plus large qu’on ne le reconnaît en général » et que « l’insistance avec laquelle il [Fairbairn] a mis en relief la relation intrinsèque entre l’hystérie et la schizophrénie mérite toute notre attention » (1, 277 [3]). Dans Les Facteurs schizoïdes de la personnalité de 1940*, Fairbairn, soulignant que le phénomène schizoïde fondamental consiste en « la présence de clivages dans le moi » et que la présence de traits schizoïdes plus ou moins prégnants chez le sujet dépend de la profondeur mentale avant que se révèle le clivage du moi, emprunte quant à lui à Melanie Klein l’idée selon laquelle « la position fondamentale de la Psyché est invariablement une position schizoïde » (2, 8, [39])*. C’est donc la reconnaissance du clivage précoce et inévitable du moi et de la position la plus archaïque du moi (la position schizoïde) qui rapproche les deux psychanalystes : cette reconnaissance réciproque permet à l’un comme à l’autre d’étendre le concept de schizoïdie à un phénomène plus large et à déplacer les frontières de la nosographie classique. Aujourd’hui, avec notamment la prise en compte des « états limites » et de certaines personnalités narcissiques à côté des traditionnelles structures psychotiques et névrotiques, ces découvertes ne surprendraient sans doute plus personne. Comme le soulignait déjà J.-B. Pontalis (il écrit cela en 1974), « la plupart des psychanalystes seraient probablement d’accord aujourd’hui pour admettre l’élargissement proposé du concept de schizoïde et pour reconnaître des traits schizoïdes sous le tableau apparent des névroses classiques, bref, pour rendre, au plan nosographique, beaucoup moins nette la démarcation entre névrose et psychose ; pour repérer, au plan phénoménologique, et même dans l’expérience normale, des moments schizoïdes […] ; pour rechercher enfin, en deçà des mécanismes proprement névrotiques, des « niveaux » de fonctionnement mental comparables à ceux qui sont manifestement à l’œuvre dans la psychose » (15, 56-57). Il faut donc imaginer, plus de 70 ans en arrière, l’originalité de ces découvertes sans lesquelles, probablement, notre recherche actuelle sur les pratiques psychanalytiques et psychothérapeutiques comme sur la nosographie psychiatrique et psychanalytique, ne saurait être aussi féconde[15].

 

Examinons maintenant les reproches adressés par Melanie Klein à Fairbairn dans son texte de 1946 et à partir desquels nous tenterons d’approcher les points de divergence comme de complémentarité dans leurs développements respectifs[16]. « L’approche de Fairbairn, nous dit-elle, était axée surtout sur le développement du moi dans ses rapports avec les objets tandis que la mienne l’était surtout sur les angoisses et leurs vicissitudes » (1, 276-77 [3]). Si tous les deux vont axer leurs recherches sur le développement du moi, Fairbairn partira du clivage du moi (source de tout phénomène schizoïde) alors que Melanie Klein partira des angoisses précoces auxquelles le moi en développement aura à faire face et dont les multiples clivages seront la conséquence. « Le sens d’un clivage du moi ne peut s’apprécier complètement que si on l’aborde du point de vue du développement » déclare Fairbairn dans sa Psychopathologie révisée des Psychoses et des Psychonévroses (3, 30)[17]. Pourquoi prendre pour point de départ les angoisses et leur étiologie plutôt que le clivage du moi en rapport avec les objets externes ? Il faut commencer sans doute par distinguer les approches herméneutiques propres à chacun. Melanie Klein interroge le sujet infantile à partir de lui-même, c’est-à-dire à partir de processus endogènes produits au sein du monde interne clôt comme au sein du monde interne enrichi de sa rencontre avec l’extérieur : le dehors que ne peut encore distinguer le moi infantile précoce. Fairbairn quant à lui, interroge le développement du moi dans sa relation aux objets extérieurs, en premier lieu le sein maternel, et à travers l’influence de facteurs exogènes. On peut donc dire que l’approche herméneutique kleinienne serait de type « intrasubjectif », voire quelquefois solipsiste, alors que l’approche herméneutique fairbairnienne serait plutôt de type « intersujectif »[18].

D’un côté, nous donnerions raison à Melanie Klein dans la mesure où l’idée d’une activité fantasmatique intense et précoce du nourrisson nous semble pertinente pour comprendre les processus endogènes issus de sa rencontre avec le monde extérieur. De l’autre, la prise en compte des facteurs externes contributifs de l’apparition des clivages du moi chez Fairbairn donne à ce qui s’est réellement passé une importance non moins pertinente. On pourrait en déduire deux approches thérapeutiques différentes : l’une (kleinienne), viserait la perlaboration par le patient de ses angoisses précoces et de ses défenses archaïques, qui lui appartiennent et dont il pourrait atténuer la portée à travers un processus régressif ; l’autre (fairbairnienne), viserait la perlaboration, par le patient, de son comportement clivant à l’égard de lui-même et de ses objets par l’analyse des sources et influences externes qu’enfant, il aurait interprétées, et auxquelles il aurait réagi par la mise en œuvre de tel ou tel mécanisme de défense.

La différence de vue la plus fondamentale – celle qui en tout cas nous semble la plus frappante – tient à la place accordée par Melanie Klein à la pulsion de mort et à sa manifestation en agressivité. C’est d’ailleurs l’un des reproches qu’elle adresse à Fairbairn qui, pour elle, sous-estime le « rôle que l’agressivité et la haine jouent depuis le début de la vie » (1, 277, [4]). Nous avons souligné plus haut l’importance que joue la pulsion de mort chez Melanie Klein et de la lutte entre Eros et Thanatos qui apparaît dès le début comme l’origine de l’angoisse persécutive et de la peur qui s’ensuit : celle de la mort ou de l’annihilation. Rappelons ici les réserves émises par Freud à la fin de son texte de 1923 sur Le moi et le ça : « nous pourrions présenter les choses comme si le ça se trouvait sous la domination des pulsions de mort, muettes mais puissantes, qui veulent avoir le repos et amener au repos le trouble-paix Eros selon les signes adressés par le principe de plaisir, mais nous craignons, ce faisant, de sous-estimer néanmoins le rôle d’Éros » (13, 301 [325]). L’idée d’une pulsion de mort active et omniprésente dès les premiers instants de la vie psychique du nourrisson ne s’accorde que difficilement avec l’idée freudienne d’une pulsion de mort muette. Et, alors que dans la position « schizo-paranoïde », l’agressivité est projetée vers l’extérieur sous l’action de la pulsion de mort défléchie car ressentie comme menaçant le moi de l’intérieur, chez Fairbairn, l’agressivité du nourrisson se manifeste à travers le besoin frustré, au stade oral, par la situation de manque : « le sein maternel, et probablement la mère elle-même sont, pour le bébé, pleins avant la tétée, et vides après : conditions maternelles qu’il doit être capable d’apprécier en fonction de sa propre expérience de plénitude et de vide. En cas de manque, le vide vient à prendre un sens particulier pour l’enfant. Non seulement il se sent vide lui-même, mais il interprète la situation dans le sens qu’il a vidé sa mère, d’autant plus que le manque a pour effet non seulement d’accentuer son besoin oral, mais aussi de donner au besoin un caractère agressif » (2, 11-12 [42]). Fairbairn ne distingue pas les angoisses « persécutive » et « dépressive » de la même manière que Melanie Klein, du fait même de sa sous-estimation de l’action de la pulsion de mort. Ainsi affirme-t-il à propos du bébé, que « l’angoisse qu’il ressent d’avoir vidé le sein fait naître l’angoisse d’avoir détruit l’objet libidinal, et le fait qu’en général sa mère se sépare de lui après la tétée vient sûrement renforcer ce sentiment. En conséquence, son comportement libidinal veut bientôt dire pour lui qu’il entraîne la perte et la destruction de l’objet libidinal » (2, 12 [42]).

On le voit, l’angoisse bien compréhensible qui est celle du nourrisson s’accorde mal avec l’idée d’une pulsion de mort source de l’angoisse précoce de persécution. À cela s’ajoute que pour Fairbairn, si, au stade orale précoce (pré-ambivalent), la relation du nourrisson avec sa mère à travers la tétée représente sa première expérience d’une relation d’amour, l’enfant pense que, à travers la perte de son objet libidinal, « la raison du manque apparent d’amour de sa mère pour lui est qu’il a détruit et fait disparaître son affection » et qu’ainsi son « propre amour est destructeur et mauvais » (2, 25 [53])[19]. Or, c’est précisément au cours de ce stade oral précoce que le premier moi élabore la position schizoïde qui sous-tend, pour Fairbairn, les développements schizoïdes futurs, position qui est celle pour le nourrisson de ressentir alors son amour comme mauvais car menaçant de destruction ses objets libidinaux. De l’autre côté, au stade sadique oral (ambivalent) au cours duquel la relation orale au sein se fait à travers la morsure, le moi du nourrisson interprète la disparition de la relation d’amour à sa mère (l’absence et le vide du sein) comme le résultat de sa haine et non plus de son amour, ce qui lui permet de garder son amour comme « bon » : « c’est, dit-il, la position qui semblerait servir de fondement à la psychose maniaco-dépressive, et constituer la position dépressive » (2, 26 [53]).[20] Pour Melanie Klein sans doute, l’amour ne saurait être destructeur. La lutte entre pulsion de vie et pulsion de mort à l’intérieur de l’organisme est source des angoisses infantiles précoces qui amènent le moi à se cliver lui-même et à cliver ses objets, en maintenant séparés, afin de ne pas perdre son amour, les aspects bons et mauvais de ses objets internes et externes : tenir son amour le plus éloigné de sa haine et tenir au-dehors l’objet haï pour sauvegarder l’objet aimé. En l’absence de cette capacité à opérer la synthèse du moi comme des objets, le moi tente de concilier l’inconciliable[21]. « Freud a rendu le sexe respectable et Melanie Klein a rendu l’agressivité respectable »[22]. La gratification se trouve du côté de l’amour, l’agressivité, de la haine.

L’on comprend alors pourquoi il est impossible à Melanie Klein de soutenir la proposition antinomique de Fairbairn, dans sa Psychopathologie révisée des Psychoses et des Psychonévroses, selon laquelle « le grand problème de l’individu schizoïde est de savoir comment aimer sans détruire avec son amour, alors que le grand problème du dépressif est de savoir comment aimer sans détruire avec sa haine »[23].

Du point de vue kleinien, on pourrait formuler l’opposition de cette façon : le grand problème de l’individu schizoïde est de savoir comment aimer son bon objet sans le détruire avec sa haine, alors que le grand problème du dépressif est de savoir comment garder l’objet aimé qu’il a détruit par sa haine en le réparant avec son amour.

François Bideau, Janvier 2014

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[1] Le terme d’« identification projective » (Projective identification) apparaît bien pour la première fois dans le texte de 1946 et non, comme le suggère Robert D. Hinshelwood dans son article sur l’identification projective, dans une note ajoutée en 1952 (Cf. Dictionnaire international de la psychanalyse, dir. A. de Mijolla, « Pluriel », Calmann-Lévy, 2013, p. 820).

[2] Cf. 4, 320-22, [370-72] et 4, 340 [289].

[3] Nous traduisons la forme verbale « to deal with » par « faire face à » ou « composer avec », s’agissant du moi devant composer avec l’angoisse, y faire face sans pour autant réussir à la surmonter totalement, contrairement au choix du traducteur Willy Baranger se portant sur le verbe « administrer ». Cette traduction pourrait en effet prêter à confusion et faire jouer au moi le rôle de générer lui-même l’angoisse avec laquelle il doit traiter, alors que cette dernière surgit sous l’action de la pulsion de mort (en réserve dans le ça, comme nous le verrons par la suite dans le texte de 1950 sur Les influences mutuelles dans le développement du moi et du ça).

[4] « These processes are based on splitting both the object and the ego ». La traduction de Baranger introduit la notion de simultanéité des clivages d’objet et du moi qui ne nous semble pas évidente: « ces processus sont fondés sur le clivage simultané de l’objet et du moi ». Nous laissons la question en suspens de la contemporanéité des clivages en insistant ici sur l’évidence du double clivage dans l’enchaînement des processus décrits plus haut.

[5] Nous traduisons successivement le terme « the self » utilisé par Melanie Klein par « le soi » et non par ceux de « personne propre » (« les mauvaises parties de la personne propre » et « haine contre les parties de la personne propre ») et « personne » (« la personne « mauvaise » »), comme le fait le traducteur des Notes. Nous pensons qu’introduire la notion de « personne » ne rend pas suffisamment compte de la confusion psychique du moi dans sa relation aux objets ni de l’idée d’une sorte de corporéité psychique (le sein comme prolongement du soi).

[6] Cf. notamment Julia Kristeva, Le génie féminin, 2. Melanie Klein, Folio, 2003, p. 108 : « le concept de « position » chez Melanie Klein n’est donc ni un « stade », au sens des psychanalystes antérieurs à elle, ni une « structure », au sens moderne post-linguistique du terme. Elle a pu parler de « position » masculine, féminine, libidinale, orale et autres – en entendant par là la mobilité ou l’alternance d’un site psychique, défiant ainsi la chronologie stricte des adeptes de la stadialité ». Sabine Parmentier souligne quant à elle, dans la vision dynamique propre aux développements kleiniens, « l’intrication des différentes formes de la libido – à la place d’une suite ordonnée de stades ». Cf. Comprendre Melanie Klein, Armand Collin, 2009, p. 52. Cf. également, Ibid., p.41.

[7] Cf. Infra p. 7 et Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, pp. 287-89 [12-14].

[8] Cf. Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs, p. 342.

[9] Cette note reprend l’idée soulignée dès 1928 selon laquelle l’un des facteurs du développement normal résiderait en « la plus ou moins grande capacité du moi qui n’a pas atteint sa maturité à tolérer l’angoisse ». Cf. (8, 138 [124]). Melanie Klein la reprendra ultérieurement et à plusieurs reprises, notamment dans le texte de 1952 Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés : « Avec le progrès dans l’intégration et la synthèse des émotions contrastantes à l’égard de l’objet, l’adoucissement des pulsions destructrices par la libido devient possible. Cela conduit cependant à une diminution réelle de l’angoisse, qui est la condition fondamentale du développement normal ». (9, 193-94 [66-67]).

[10] On se reportera au texte de 1928 (8) sur les stades précoces du conflit oedipien et la formation du Surmoi et plus particulièrement au texte de 1945 (12,421 [417]) dans lequel Melanie Klein écrit : « le premier objet intériorisé, le sein de la mère, forme la base du surmoi. De la même manière que la relation au sein maternel précède la relation au pénis paternel et agit profondément en elle, la relation à la mère intériorisée modèle de bien des manières le développement du surmoi dans son ensemble. Certains des caractères les plus importants du surmoi, son aspect aimant et protecteur ou destructeur et dévorant, proviennent des premières composantes maternelles du surmoi ».

[11] Cf. (1, 14 [289]) : « Avec l’introjection de l’objet complet […], les aspects aimés et haïs de la mère ne sont plus sentis comme séparés aussi radicalement, ce qui produit une augmentation de la crainte de la perdre, des états voisins du deuil et un sentiment de culpabilité, qui provient de ce qu’on sent les pulsions destructrices se diriger contre l’objet aimé ».

[12] Autrement dit, des « relations d’objet ».

[13] L’objet total apparaissant au moment de l’angoisse dépressive comme l’affirmait le texte de 1946. Cf. 1, 276 [3].

[14] Nous renvoyons ici à la préface d’Henri Vermorel aux Études psychanalytiques de la personnalité. (2, [7-14]).

[15] Nous ferions volontiers l’hypothèse que les révolutions opérées par M. Klein et R. Fairbairn constituent les bases (comme les prémisses) de la possibilité même d’une démarche et d’une pratique thérapeutique qui, loin de toute prétention à un savoir définitivement acquis, s’inscriraient dans une perspective intégrative et multiréférentielle. Nous ne pouvons, bien sûr, développer cette hypothèse, dans le cadre restreint du présent travail.

[16] Pour les mêmes raisons évoquées ci-dessus, nous ne procéderons pas à une lecture détaillée des textes de Fairbairn et ne développerons pas ses remarques, pourtant tout à fait pertinentes, au sujet des traits et caractères schizoïdes, sa notion d’incorporation, sa révision de la théorie freudienne de la libido avec l’accent porté aux relations d’objets, ou encore les passages passionnants sur la technique et la psychopathologie propres au stade transitionnel entre la dépendance infantile et la dépendance adulte (dans sa Psychopathologie révisée).

[17] En 1940, dans son texte sur les facteurs schizoïdes, Fairbairn partait déjà du même postulat : « le concept de clivage du moi, d’où le terme « schizoïde » tire son sens, ne peut être considéré que comme une idée lumineuse d’un point de vue phylogénétique. Il est donc nécessaire de regarder très rapidement ce qui est impliqué dans le développement du moi ». (2, 9 [40]).

[18] Cf. la préface d’Henri Vermorel (2, 9).

[19] Nous soulignons.

[20] Cf. également (3, 50-51) : « il devient évident que le conflit émotionnel qui se produit en liaison avec les relations d’objets au cours du stade oral précoce prend la forme de l’alternative « sucer » ou « mordre », c’est-à-dire « aimer » ou « haïr ». Ceci est le conflit qui sous-tend l’état dépressif ».

[21] Qu’il nous soit permis de soulever ici une hypothèse comme objet ultérieur d’une recherche philosophique et métapsychologique : il serait possible d’entrevoir à travers la position kleinienne au sujet des pulsions de vie et de mort, du « bon » et du « mauvais », de l’amour et de la haine, les bases d’une nouvelle généalogie de la morale.

[22] On doit cette formule à David Slight citée par Phyllis Grosskurth in Melanie Klein, P.U.F., 2001, p. 250.

[23] Cf. Melanie Klein (1, 277 [3]) et Fairbairn (3, 51).

Notes bibliographiques

(1) Melanie Klein, Notes on some schizoid mechanisms in Envy and Gratitude and Other Works 1946-1963, Vintage, 1997 ; Notes sur quelques mécanismes schizoïdes in Melanie Klein, Paula Heimann, Susan Isaacs, Joan Rivière, Développements de la psychanalyse, trad. Willy Baranger, P.U.F., « Quadrige », 2013.

(2) W. Ronald D. Fairbairn, Facteurs schizoïdes de la personnalité in Études psychanalytiques de la personnalité, chapitre I, trad. Pierre Lecointe, Editions du Monde interne, 1998 ; Les Facteurs schizoïdes dans la personnalité in Nouvelle Revue de psychanalyse, « Aux limites de l’analysable », n°10, trad. Brigitte Bost, Gallimard, 1974.

(3) W. Ronald D. Fairbairn, Une psychopathologie révisée des Psychoses et des Psychonévroses in Études psychanalytiques de la personnalité, trad. Pierre Lecointe, Editions du Monde interne, 1998.

(4) Melanie Klein, A Contribution to the Psychogenesis of manic-depressive states in Love, Guilt and reparation and Other Works 1921-1945, Vintage, 1998 ; Contribution à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs in Essais de psychanalyse, trad. Marguerite Derrida, Payot, 2005.

(5) Jacques Lacan, Le Séminaire (Livre XI), Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973.

(6) Melanie Klein, Love, Guilt and reparation and Other Works 1921-1945, Vintage, 1998 ; Essais de psychanalyse, trad. Marguerite Derrida, Payot, 2005.

(7) Melanie Klein, On the Criteria for the termination of a Psycho-Analysis in Envy and Gratitude and Other Works 1946-1963, Vintage, 1997 ; Sur les critères de terminaison d’une psychanalyse in Le Transfert et autres écrits, trad. Claude Vincent, P.U.F., 1999.

(8) Melanie Klein, Early Stages of the oedipus conflict and of super-ego formation, in The psycho-Analysis of children, Vintage, 1997 ; Les premiers stades du conflit oedipien et la formation du Surmoi in La Psychanalyse des enfants, PUF, 2009.

(9) Melanie Klein, Some theoretical conclusions regarding the emotional life of the infant in Envy and Gratitude and Other Works 1946-1963, Vintage, 1997 ; Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés in Melanie Klein, Paula Heimann, Susan Isaacs, Joan Rivière, Développements de la psychanalyse, trad. Willy Baranger, P.U.F., « Quadrige », 2013.

(10) Sigmund Freud, Die endliche und die unendlieche Analyse in Schriften zur Behandlungstechnik, Studienausgabe, Fisher Verlag, 2000 ; L’Analyse finie et l’analyse infinie in Œuvres Complètes, tome XX (1937-1939), P.U.F., 2010.

(11) Melanie Klein, The Origins of Transference in Envy and Gratitude and Other Works 1946-1963, Vintage, 1997 ; Les Origines du transfert in Le Transfert et autres écrits, trad. Claude Vincent, P.U.F., 1999.

(12) Melanie Klein, The oedipus complex in the light of early anxieties in Love, Guilt and reparation and Other Works 1921-1945, Vintage, 1998 ; Le complexe d’Œdipe éclairé par les angoisses précoces in Essais de psychanalyse, trad. Marguerite Derrida, Payot, 2005.

(13) Sigmund Freud, Das Ich und das Es (1923) in Psychologie des Unbewußten, Studienausgabe, Fisher Verlag, 2000 ; Le moi et le ça in Œuvres Complètes, tome XVI (1921-1923), P.U.F., 1991.

(14) Melanie Klein, The mutual influences in the development of Ego and Id in Envy and Gratitude and Other Works 1946-1963, Vintage, 1997 ; Les Influences mutuelles dans le développement du moi et du ça in Le Transfert et autres écrits, trad. Claude Vincent, P.U.F., 1999.

(15) J.-B. Pontalis, À propos de Fairbairn, Le psychisme comme double métaphore du corps in Nouvelle Revue de psychanalyse, « Aux limites de l’analysable », n°10, Gallimard, 1974.

Notes:

  1. Le terme d’« identification projective » (Projective identification) apparaît bien pour la première fois dans le texte de 1946 et non, comme le suggère Robert D. Hinshelwood dans son article sur l’identification projective, dans une note ajoutée en 1952 (Cf. Dictionnaire international de la psychanalyse, dir. A. de Mijolla, « Pluriel », Calmann-Lévy, 2013, p. 820).
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